lundi 19 août 2013

L' envol du héron




Katharina Hagena, L'envol du héron, éds Anne Carrière 

Mon coup de coeur :
Ellen a quitté Patrick -un rocker un peu alcoolique et volage- et l'Irlande afin de se réinstaller avec Orla -sa fille âgée de 17 ans- à Grund, une bourgade sur les rives du Rhin avec son paysage verdoyant -incroyablement bien rendu- et sa faune en tout genre que l'on peut observer à volonté ou entendre de bon ou de mauvais gré. Cette ville qui l'a vue grandir héberge encore ses parents Joachim et  Heidrum - dans le coma suite à un AVC et ce après des années à lutter contre la maladie d'Alzheimer- et son ami d'enfance Andrea observateur étrange et taciturne de la vie locale. Et surtout cette ville a été le témoin de ses enfantillages avec celui-ci, de son amour pour Lutz et de la disparition de ce dernier.
Somnologue (ce qui nous vaut de très beaux passages et de belles définitions sur le sommeil et le rêve), Ellen souffre depuis quelques temps d'insomnie, ce qui commence à entamer son moral, son physique et sa faculté de jugement. Elle occupe son temps libre à chanter dans la chorale municipale -que dirige son père- et à se promener le long du fleuve au bras de Benno son petit ami et ancien patient qui lui est obnubilé par sa thèse d'Histoire.
Autour d'elle gravitent d'autres personnages tous membres de cette même chorale et liés par une même douleur : celle de la disparition/le départ d'un être cher. Ellen ne s'est jamais réellement remise de la disparition inexpliquée de son amant, sa fille du départ précipité vers l'Allemagne, Andrea qu'Ellen ait pu lui préférer Lutz et quitter Grund pour l'Irlande, Joachim de l'Alzheimer puis du coma de sa femme, Benno de la disparition d'un soldat allemand à qui il consacre sa thèse d'histoire et enfin la mystérieuse et intrigante Marthe est inconsolable depuis la disparition de son fils. C'est d'ailleurs autour de ces deux voix féminines que se construit le récit.
En faisant alterner le point de vue des deux femmes, le roman gagne en densité, en cohérence et en mystère. Dès les premières lignes, le lecteur ressent la complexité voire la duplicité des personnages tout comme la variété et la richesse des thèmes qui rythment le roman : le sommeil (le coma étant une "déclinaison" du sommeil) et son pendant le rêve, les motifs de la toile d'araignée et du labyrinthe, la disparition, la mémoire, l'observation. Le roman étant aussi un vaste jeu de cache cache entre les personnages, chacun essayant de voir sans être vu. Ce qui explique les nombreuses occurrences se rapportant à la vue : "Ce soir là à Grund, Marthe m'a rencontrée, Andreas a rencontré Marthe et Orla a rencontré Andreas."
L'envol du héron c'est l'histoire d'individus fragiles et en plein questionnement, de trahison et de manigances, de relations interfamiliales et intergénérationnelles mais c'est aussi une ode à la nature, un questionnement sur la mémoire, un récit sur la rédemption et le temps qui passe ...
Ce qui unit alors les protagonistes (outre la perte d'un proche) c'est leur peur d'être de nouveau abandonnés, l'envie de faire table rase du passé afin de se reconstruire et d'aller de l'avant mais c'est aussi le besoin d'être pardonnés et de se pardonner. La construction narrative -fait de changements de perspective et de discontinuité temporelle- permet à chacun d'eux de prendre de l'épaisseur et de se révéler aux yeux des autres mais finalement aussi à eux-mêmes. Nous découvrons alors leurs fêlures mais aussi leurs réelles motivations (pas toujours avouables).

L'envol du héron est un récit subtil et riche. Cette intrigue aux différents niveaux de lecture m'a emportée dès les premières lignes. A aucun moment je n'ai voulu lâcher ce roman fait de poésie, de belles descriptions et de réflexions pertinentes (sur la mémoire, sur l'histoire qu'elle soit individuelle ou collective ou sur l'amour...). Au fil des pages, Katharina Hagena nous interroge sur notre rapport au temps, aux lieux et aux autres. Et j'aime cette façon qu'elle a de donner vie aux paysages qu'ils soient urbains ou ruraux, verdoyants ou gris, peuplés ou désertés (comme dans Le goût des pépins de pommes la nature y tient une place prépondérante) tout comme j'aime les rappels de motifs, la complexité des personnages et la construction narrative du récit (proche de la symphonie) qui permet de faire des va-et-vient dans le passé et le présent des protagonistes, et qui à partir d'une trame a-priori simple permet de raconter la vie d'une contrée et de ses habitants sans pour autant nuire à la clarté de l'ensemble. Enfin j'aime les changements de focalisations qui permettent au lecteur d'être actif et de reconstituer progressivement le passé des personnages ou encore de dénouer les noeuds de l'intrigue.

Voici un de mes gros coups de coeur de cette rentrée dont je conseille vivement la lecture !



L'auteur :
Linguiste et romancière, Katharina Hagena est née à Karlsruhe en 1967. Spécialiste de Joyce, elle a longtemps enseigné la littérature anglaise et allemande à Dublin puis à Hambourg. Contrainte d'abandonner son poste d'universitaire à la suite du succès rencontré avec Le goût des pépins de pommes (éds Anne Carrière 2010 puis LDP) tiré plus de 140 000 exemplaires, elle se consacre à l'écriture. L'envol du héron est son deuxième roman.

Et plus si affinités :
Lire le très beau  coup de coeur rédigé par Clara sur le blog Moi, Clara et les mots

Et toujours plus  :
Le goût des pépins de pommes (éds Anne Carrière et LGF) :
A la mort de sa grand-mère Bertha après un long Alzheimer (comme Heidrum dans L'envol du héron), Iris hérite de la maison familiale située dans un village du nord de l'Allemagne tout proche du lac qui a été -lorsqu'elle était gamine- un de ses terrains de jeux préférés. Contre toute attente, elle décide d'abandonner Fribourg (près de la Forêt Noire au sud-ouest du pays) et son métier de bibliothécaire pour séjourner ici, dans cette maison qui a vu grandir non seulement Bertha et sa soeur décédée trop jeune mais aussi sa mère Christa et ses tantes Inga et Harriet. Après seulement quelques heures passées dans cette demeure Iris voit ressurgir ses propres souvenirs et questions existentielles mais aussi les secrets de famille que chacun a tenté durant des années de dissimuler. L'incroyable et électrique Inga est-elle sa tante biologique ? Dans quelles circonstances précises sa cousine Rosemarie et sa grande tante ont-elles trouvé la mort ? Quel est le véritable passé de son grand-père et a-t-il été nazi pendant la guerre ? Que savait réellement Bertha ?
Si dans un premier temps, Le goût des pépins de pomme se lit comme une saga familiale racontant la vie de trois générations de femmes, après réflexion on se rend compte qu'il s'agit surtout d'un récit qui nous questionne sur la responsabilité individuelle et sur l'Histoire allemande et qui parle de rédemption et de culpabilité, de mémoire et d'oubli. J'aime la façon dont ce récit nous dévoile progressivement et fragmentairement les faits et le passé des personnages -laissant le lecteur recomposer les morceaux du puzzle- mais aussi la façon dont il ancre l'histoire dans une région et ce faisant permet au paysage d'avoir un rôle actif dans la progression de l'intrigue (tout comme dans L'envol du héron). Voici un livre que j'aime conseiller tant sa lecture est agréable (le roman évite l'écueil du trop nostalgique) et son propos intelligent.

6 commentaires :

  1. Un très très beau billet... J'ai encore "Le goût des pépins de pommes" sur ma PAL mais ça ne va pas m'empêcher de noter tout de suite celui là ;0) Et je note ton blog que je découvre chez Hérisson, pour le challenge de la rentrée littéraire !!

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  2. Merci pour ce si gentil message. Je suis heureuse que tu aies aimé cette chronique car j'ai eu un véritable coup de coeur pour ce livre dans lequel je retrouve ce qui m'avait déjà plu dans "le goût des pépins de pomme" (le thèmes de du souvenir et de l'oubli, la place prépondérante de la nature dans le déroulement de l'intrigue, la saga familiale...) sans pour autant que ce soit une redite. C'est un beau texte et une lecture très agréable et captivante.
    A bientôt, je l'espère et j'en profite pour signaler que tu tiens également un blog littéraire dont voici le lien :
    http://lorouge.wordpress.com/

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  3. Je rajoute ton lien ! Ce livre est un coup de coeur pour moi aussi !

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    1. Merci et pour le lien et pour le message. D'antant plus que j'aime la manière dont tu as parlé du livre dans ton coup de coeur. J'ai rajouté ton lien dans ma rubrique "et plus si affinités".
      A bientôt.

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  4. Merci pour cette belle présentation de ce livre, Lili. As-tu pu décoder pourquoi Andreas garde les lettres du Canada, à la toute fin ? De qui sont-elles ? Ai-je raté un indice, ou bien l'auteure laisse-t-elle le doute planer ? Merci d'avance si tu as résolu ce mystère...

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  5. Bonjour et merci pour ce compliment.
    Quant aux lettres qu'Andreas conserve, tu me poses une colle. Je n'ai pas cherché à connaître leur expéditeur, de mémoire il ne me semble pas qu'on y fasse mention. Pour moi, ce comportement participe à le rendre davantage énigmatique. A l'occasion, je replongerai bien volontiers dans le roman pour y déceler d'éventuels indices.
    A bientôt.

    lili M

    PS : j'en profite pour noter l'adresse de ton blog pluridisciplinaire (bien que fortement porté sur la peinture) et ton article sur la grenouille-taureau dont il est justement question dans "L'Envol du héron" :
    http://givernews.com/

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