dimanche 19 juillet 2015

La septième fonction du langage

rentrée littéraire 2015

Laurent Binet, La septième fonction du langage, éds Grasset

mon coup de coeur:
Le 25 février 1980, Roland Barthes est fauché par une camionnette de blanchisserie alors qu'il s'apprêtait à rejoindre le Collège de France. Un mois plus tard, il décède des suites de ses blessures dans un hôpital parisien. Si l'histoire n'a retenu que ce triste et absurde fait divers, Laurent Binet use des ressources qu'offre la littérature pour combler les blancs, manipuler la réalité et nous offrir une alternative à la version officielle. Et si ce n'était pas un accident? Si ce n'était qu'un assassinat magistralement déguisé, qui seraient alors les suspects et les coupables et pour quel(s) mobile(s)? C'est à partir de ces interrogations que se déploient la créativité et le talent de Laurent Binet. Désormais, Roland Barthes -illustre sémiologue et critique français- devient la victime d'un vaste complot qui entraîne sa mort, alors qu'au même moment se déroulent deux combats capitaux: le premiers oppose des linguistes appartenant à différentes écoles de pensée alors que le second fait s'affronter Giscard et Mitterrand lors de la campagne présidentielle de 1980.
Pour démêler le vrai du faux, les suspects des victimes, les gentils des méchants, les manipulateurs des manipulés, le cabinet présidentiel n'hésite pas à confier l'enquête de terrain à un tandem -improbable et mal assorti- composé d'un inspecteur bourru et chevronné nommé Jacques Bayard et de Simon Herzog un jeune maître de conférence qui enseigne la linguistique. Au cours de leur mission "road movie", nos compères vont côtoyer des milieux clandestins et interlopes ainsi que les hautes sphères intellectuelles et politiques. Ils vont ainsi croiser sur leur route des drogué(e)s et des prostitué(e)s parisien(ne)s, des grandes figures intellectuelles françaises (Foucault, Althusser, Deleuze, Derrida, Cixous) et étrangères (Jacobson, Searle, Austin, Kristeva, Eco, Butler), les hommes politiques de droite comme de gauche, des étudiants new-age, des agents secrets et des membres d'une obscure confrérie d'orateurs dans lesquelles se déroulent d'intenses joutes verbales (et malheur aux perdants! ). C'est une galerie de portraits hauts en couleur qui s'offre alors à nous avec -et c'est là tout le sel du livre- des personnalités réelles et connues.
Très vite nos détectives vont comprendre le mobile du meurtre: le jour de son accident Roland Barthes avait en sa possession un document confidentiel de très grande valeur; l'accident n'aurait été qu'un prétexte pour le lui dérober. Ce texte permettrait à qui le détient de maîtriser une fonction du langage jusqu'alors inconnue. Une fonction qui permettrait de convaincre n'importe quel auditoire à n'importe quel moment. Ce document -qui n'est autre qu'un supplément à l'Essai de linguistique générale de Roman Jakobson (un des grands textes fondateurs de la linguistique)- établit ainsi une septième fonction du langage, une fonction qui pour n'importe quel orateur pourrait être assimilée à une arme de manipulation voire de destruction redoutablement efficace: "Avec la sémiologie, on décode la rhétorique de l'adversaire, on saisit ses trucs, et on lui met le nez desans. La sémiologie, c'est comme Borg: il suffit de renvoyer la balle une fois de plus que l'adversaire. La rhétorique, c'est las aces, des volées, es accélérations long de ligne, mais la sémio, c'est des retours, des passing-shots, des lobs liftés."
A partir de tous ces éléments, Laurent Binet structure son récit tantôt comme un roman policier, tantôt comme un livre d'espionnage, souvent comme une course poursuite et surtout comme un méta-roman dont les protagonistes sont principalement des grandes figures intellectuelles et politiques de l'époque. Et pour nous faire pénétrer dans cet univers occulte et dans les arcanes de l'écriture romanesque, il fallait bien nos deux limiers, personnages purement inventés et qui fonctionnent -comme de nombreux duos fictifs- par opposition et complémentarité.

Encore une fois, Laurent Binet joue avec l'Histoire et la narration. Si ce récit semble coller à la réalité historique -avec des références à des faits authentiques et des paroles véritablement tenues (elles ont été successivement décontextualisées puis recontextualisées pour nourrir l'intrigue), ce n'est que pour mieux composer sous nos yeux une variation sur l'Histoire, égarer et distraire le lecteur et lui offrir un récit qui entremêle une enquête policière, des cours de linguistique, une certaine peinture des sphères intellectuelles et politiques des années 70-80 tout autant que leur satire, une réflexion sur l'écriture romanesque, le tout en 494 pages plus amusantes, irrévérencieuses, audacieuses, intelligentes les unes des autres. 

Si l'auteur s'amuse avec ses personnages et ses lecteurs, personnellement je me suis également amusée à lire ce roman. J'ai particulièrement aimé retrouver quelques figures rencontrées lors de mes études de Lettres ou plus tard en tant que libraire. Ce fut le petit plus de ce roman délicieusement impertinent, judicieusement érudit et terriblement captivant. Un roman qu'on ne manquera pas de remarquer du fait de son originalité mais aussi grâce au talent et au mordant de son auteur.


L'auteur:
Agrégé de Lettres, Laurent Binet est un écrivain français né en 1972. Déjà auteur de Force et faiblesse de nos muqueuses (éds Le Manuscrit, 2000) et de La vie professionnelle de Laurent B (éds Little Big Man, 2004), il s'est fait connaître en 2010 avec son roman HHhH (éds Grasset) grâce auquel il a obtenu le Goncourt du premier roman. Depuis le mardi 01 septembre 2015, Laurent Binet avec La septième fonction du langage est le 14ème lauréat du Prix du roman Fnac.

Et plus si affinités:
Écouter Laurent Binet parler de son livre avec Clara Dupond Monod dans l'émission de L'amuse Bouche du 20/08/2015.

Et toujours plus:
Lire l'incroyable HHhH. Derrière cet étrange acronyme ( Himmlers Hirn heisst Heydrich: "le cerveau d'Hitler se nomme Heydrich") se cache le récit d'une double confrontation. Celle de deux parachutistes tchécoslovaques missionnés pour assassiner l'homme fort d'Hitler -autrement dit Heydrich, celui qui a pensé et planifié la solution finale- et celle d'un narrateur -aux prises avec les éléments de sa narration- qui s'interroge sur les rapports complexes entre l'Histoire et la fiction. Comme pour La septième fonction du langage je me suis laissée captiver par cette narration qui non seulement s'interroge sur sa légitimité mais qui en plus raconte un épisode les plus importants et les plus romanesques de l'histoire de la résistance tchécoslovaque: l'organisation et l'exécution de l'Opération Anthropoïd.


8 commentaires :

  1. On y rit d'abord beaucoup à la satire des moeurs politiques et des enjeux théoriques des années 70 entre signifiant et signifié, métaphore et métonymie, Foucault et Sollers, la vanité des uns et l'esprit brillant des autres.. Puis le ton devient plus grave au fil des événements dramatiques de cette époque troublée(déjà!) On assiste au basculement du monde ancien vers le règne libéral sur fond d'intrigues et de sociétés secrètes mais le ton général reste jubilatoire.

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  2. J'ai attaqué hier soir et je trouve le traitement très réussi. C'est plus drôle que ça en à l'air et on passe volontiers sur l'enquête Da Barthes Code pour retrouver avec plaisir les frasques de Foucault, les blagues d'Umberto Eco, comment l'auteur s'occupe des piques assiettes BHL et Sollers, c'est très fort.
    Je continue ma lecture mais il me semble que c'est une des belles trouvailles de la rentrée.
    Merci pour la piste.

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    1. De rien, je suis heureuse de partager mes coups de coeur, c'est tout l'intérêt de ce blog. "La septième fonction.." a été ma deuxième lecture de cette rentrée (je l'ai reçu tout début juin après la réunion organisée par Grasset) et bien que j'ai depuis lu et aimé d'autres romans, celui-ci reste le plus enthousiasmant. Il est avec "Corps désirable" de Hubert Haddad mon grand coup de coeur de cette rentrée. Je souhaite d'ailleurs que ces 2 romans reçoivent l'accueil public et critique qu'ils méritent.
      Merci Tom d'avoir commenté cette chronique ainsi que celle concernant ma sélection "rentrée littéraire".

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    2. Lecture terminée et appréciée.
      Peut-être un poil déçu à la fin après les trop grandes interventions sur narrateur faussaire à mon goût. Une fin un peu déconnectée du reste du roman avec cette scène qui ne correspond pas vraiment aux personnages et à l'ambiance générale je trouve.
      Après ce n'est que quelques pages et la fin de l'enquête avec la joute finale et le repas entre amis est très réussie, mais cet ajout m'a laissé un peu déçu. Qu'en dis-tu ?

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    3. Ça ne m'a pas choquée. Je vais quand même relire cette fin dès que j'aurai récupéré mon exemplaire. Je te répondrai alors plus précisément.

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  3. Comme toi, j'ai vraiment pris un plaisir infini à lire ce roman hors du commun. J'ai découvert ensuite HHhH, que j'ai trouvé tout aussi passionnant ! J'aime beaucoup l'aspect méta-roman que tu relèves et que Binet manie avec brio.

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    1. Merci. J'ai découvert cet auteur avec HHhH dont le titre énigmatique m'avait attirée. Et comme j'ai adoré cette lecture j'ai voulu poursuivre avec "La septième fonction du langage" qui m'a tout autant plu !

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